Le diktat du paraître

Victimes de la mode, ou des modes : comment faire de nos jours pour dépasser les diktats du corps parfait imposés en permanence ?


Nous vivons dans un monde d’images. Les réseaux sociaux, les constantes sollicitations de la publicité, sont autant d’injonctions au paraître. La mode du selfie prouve bien que pour exister dans notre société de flux et de partage, il faut savoir orchestrer ses apparitions. Se montrer oui, mais comment ? Les canons de la mode, et ceux véhiculés par le monde du show-business sont intenables pour une personne dite "normale". Cette tyrannie des apparences se traduit ainsi dans nos cabinets, par l'expression de plus en plus de souffrance et d'un rapport au corps souvent complexe et douloureux.

 Être ou paraître

 Alors que la corpulence de la population française augmente, les mannequins et stars de cinéma sont de plus en plus minces. En 2006 déjà, une étude de l’Institut du textile et de l’habillement montrait que la taille et le poids des Françaises avaient augmenté de 2cm et 2kg en quarante ans. Selon cette même enquête, près de 40 % des Françaises dépasserait cette taille moyenne. Mais cette évolution de la masse corporelle de la population ne se ressent absolument pas sur les podiums. Comment accorder l’image que l’on a de soi quand les magazines et les réclames démontrent que nous ne correspondons pas aux normes de la beauté ? Ce décalage entre l’apparence réelle et celle imposée est source de malaise et de souffrance. S’en suivent culpabilité, surenchère de régimes et de privations.  

 Dans une étude[1] parue début avril menée conjointement par Ipsos et Metabolic Profil, il apparaît que 63 % des Français affirment surveiller leur poids. Ce souci touche autant les hommes (57 %) que les femmes (67 %) : ainsi, la vieille croyance qui considère que le poids est une affaire essentiellement féminine ne se vérifie plus. Plus impressionnant encore : 44 % des Français suivraient un régime au cours de leur vie. Mais cela ne porte pas nécessairement ces fruits, bien au contraire : près de 60 % de ceux ayant suivi une alimentation strictement contrôlée se disent déçus par le résultat. 

Dans l'intimité du cabinet, beaucoup de personnes avouent régulièrement se priver, préférant sauter des repas, plutôt que de prendre le risque de ne pas répondre à leur obsession du poids juste. Bien que conscientes des conséquences que cela peut engendrer sur leur état de santé, elles ne cessent de courir après des canons impossibles à atteindre. Épuisés physiquement et moralement, elles vont jusqu'à mettre en péril leur estime. Simple frein à l'épanouissement pour certains, le trop-plein d’images véhiculant une beauté normée peut s'avérer avoir des conséquences  plus dramatiques pour d'autres.

 La société prend ses responsabilités

 La loi Santé proposée par la ministre de la Santé Marisol Tourraine et actuellement discutée à l’Assemblée fait parler d’elle. Deux amendements sont au cœur des débats et des polémiques, tout deux avec une même volonté : lutter contre l’anorexie et les troubles du comportement alimentaire (TCA) qui excèdent largement la simple volonté de perdre du poids, mais sont souvent les symptômes d’une détresse psychologique plus importante.

 Le premier amendement, voté le 1er avril 2015, développe une disposition visant à réprimer l’incitation à la maigreur excessive[2]. Celui-ci fait notamment référence aux sites web prônant l'anorexie ("pro-ana" dans le jargon d'internet) où certains internautes vont jusqu’à décrire leurs crises, leurs vomissements, leurs envies d’un corps filiforme inspiré par les photos de célébrités retouchées et amincies (thinspiration)[3] et affirment que les troubles alimentaires sont un choix de vie plutôt qu’une maladie. Le second volet législatif également voté début avril poursuit en ce sens et interdit le recours à des mannequins trop maigres par les entreprises du secteur de la mode (les personnes ayant recours à des modèles anorexiques seraient passibles de six mois de prison et de 75 000 euros d’amende).

 Si les députés qui ont soutenu ces textes considèrent qu’il est urgent d’aider les 40 000 personnes souffrant d’anorexie en France par la mise en œuvre d’amendes et de sanctions, certains chercheurs affirment que la loi aura pour effet pervers de mettre en danger les malades. En effet, interdire les communautés sur le web empêcherait les soignants et les chercheurs de proposer aux malades une aide adéquate[4]. L'étude "Anamia" menée par des chercheurs du CNRS et de l’EHESS  met d'ailleurs en lumière que toute tentative de censure et de répression des sites est inefficace, car elle les repousse dans la clandestinité, mais qu'elle réduit également la possibilité pour leurs utilisateurs de trouver des espaces d'entraide qui servent parfois de passerelle avec le monde médical.

 Dans un monde où le diktat du paraître nuit au bien-être individuel et donc collectif, ces dispositions législatives me semblent très utiles. Elles permettent avant tout de protéger  les plus fragiles, mais inciteront peut-être par la suite l'évolution des mentalités. Espérons qu'un jour, les médias et les publicitaires diffusants des images de corps dits "imparfaits" ne le ferons plus pour des coups médiatiques, mais simplement dans l'intention de mettre en valeur toutes nos diversités. Par ailleurs, œuvrer à la protection des uns ne doit pas nuire à la liberté des autres. Autoriser l'existence de sites d'échanges et de témoignages, c'est aussi permettre à chacun de trouver dans les propos modérés des autres des pistes de réflexion pour mieux se comprendre et s'accepter.